TRIBUNAL JUDICIAIRE DE PARIS - ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT rendue le 11 février 2022 - 3ème chambre 2ème section - N° RG 21/06388

22.11.2022



La société X se présente comme pionnière en matière de technologie CRISPR. Elle a déposé une demande de brevet européen n° 3 773 685 (ci-après EP'685) intitulée « Traitement et prévention des infections microbiennes » qui a été publiée le 17 février 2021.
La société Y se présente comme l'un des leaders mondiaux dans la recherche en thérapie génique du microbiome, appuyant notamment ses travaux sur un outil développé selon la technologie CRISPR-Cas. Cette société a déclaré avoir travaillé à la mise au point d’un produit dénommé « EB004 ».
Considérant que ce produit EB004 reproduit l'invention couverte par la demande de brevet EP'685, la société X a fait assigner, en contrefaçon de la partie française de sa demande de brevet précitée, la société Y devant le tribunal judiciaire de Paris, par acte du 4 mai 2021.
La société Y soutient que la société X ne justifie d'aucun intérêt à agir né et actuel, cet intérêt étant à l'heure actuelle purement hypothétique. Son programme de recherche EB004 est encore à un stade précoce. En tout état de cause, les actes de recherche et développement qu'elle mène sont couverts par les exceptions de recherche expérimentale et d'essais réglementaires.
La société X considère que c'est en utilisant sa propre technologie et en la promouvant pour son propre compte que la société Y cherche à obtenir des financements pour ses programmes de recherche, et que les agissements de la défenderesse constituent des actes de contrefaçon au sens de l'article L. 613-3 a) du code de la propriété intellectuelle, source d'un préjudice direct pour la demanderesse. Ils ne peuvent dès lors bénéficier de l'exception d'usage expérimental prévue à l'article L. 613-5 du même code.
Il ressort des dispositions des articles L. 613-3 et L. 613-5 du code de la propriété intellectuelle prises en combinaison que (i) sont notamment interdites, en l'absence d'accord du titulaire du brevet, l'offre, la mise dans le commerce ou encore l'utilisation du produit objet du brevet, l'offre s'entendant en pareil cas de toute opération matérielle tendant à mettre un produit en contact avec la clientèle potentielle ou à préparer celle-ci à la commercialisation prochaine dudit produit ; (ii) les actes accomplis à titre expérimental, ainsi que les études et essais préalables à une demande d'autorisation de mise sur le marché d'un médicament (AMM) sont toutefois autorisés par exception.
La demanderesse fait valoir que son préjudice tient « dans la perte de chance de bénéficier de financements obtenus par la société Y à raison des agissements litigieux de celle-ci et argués d'actes expérimentaux, et non dans le préjudice né d'actes de commercialisation futurs du produit », donc que la question est ici de savoir « si l'utilisation de la technologie brevetée, sans l'autorisation du titulaire du brevet, pour remporter des financements que le breveté perd en conséquence Ia chance d'obtenir, peut relever du bénéfice de l'exception d'acte expérimental ».
La discussion ne porte donc que sur le caractère expérimental des actes de recherche revendiqués par la société Y à travers son programme EB004 à l'appui de ses demandes de financement, étant observé que les recherches ainsi menées n'ont pas à être totalement dépourvues de finalité économique.
Il convient de considérer que l'exception posée à l'article L. 613-5 précité doit s'interpréter strictement, en distinguant entre finalité commerciale immédiate et finalité commerciale lointaine, pour n'accorder le bénéfice de l'exonération qu'aux seuls actes d'exploitation de produits ou de mise en œuvre de procédés qui ne débouchent pas directement ou à brève échéance sur une offre à destination d'un client potentiel.
L'exception d'usage à titre expérimental a pour finalité première de favoriser la liberté de recherche académique et le progrès scientifique ; elle couvre donc les actes tendant à vérifier l'intérêt technique de l'invention ou à son amélioration, y compris dans un cadre professionnel et/ou à des fins indirectes commerciales, étant rappelé que le droit au brevet ne s'oppose qu'au « passage à l'acte commercial ». Dès lors, il ne peut être considéré que des actes accomplis dans le cadre d'un programme de recherche ayant pour objectif final la mise au point de produits médicaments, dont il est convenu que cette finalité commerciale est encore lointaine, deviendraient contrefaisants du seul fait qu'ils sont présentés à l'appui de demandes de financement ou de recherche de partenariats non contrefaisantes en elles-mêmes.
L'argument de la société X selon laquelle la perte de chance d'obtenir des financements que le comportement de son adversaire lui aurait fait subir lui cause un dommage direct et immédiat n'apparaît pas davantage pertinent, dès lors que l'exception de l'article L. 613-5 ne s'applique par définition qu'à des actes portant intrinsèquement atteinte à un droit de brevet.
Il ressort de tout ce qui précède que la société X ne justifie pas actuellement d'un intérêt né et actuel à agir et elle sera en conséquence déclarée irrecevable.
La société X est irrecevable en son action en contrefaçon de sa demande de brevet européen n° 3 773 685 pour défaut d'intérêt à agir né et actuel.