CA Paris 22/03911 09/02/2024

07.06.2024

Soustraction d’une invention - Transfert de la propriété de brevets déposés en fraude



La société X est titulaire du brevet français FR 3 010 997 déposé le 20 septembre 2013 portant sur un « procédé de préparation de bromométhylcyclopropane (BMCP) à partir de cyclopropylcarbinole » (brevet FR 997).
Le 6 janvier 2014, la société Y a déposé une demande de brevet français n° FR 3 016 166 (FR 166) portant sur un « procédé de fabrication du bromométhylcyclopropane (BMCP) et du bromométhylcyclobutane (BMCB) ».
Estimant que la demande de brevet FR 166 reproduisait son procédé de fabrication et que l'offre et la mise dans le commerce par la société Z du procédé couvert par ce brevet portait atteinte à ses droits, la société X a fait procéder à des opérations de saisie-contrefaçon qui se sont déroulées dans les locaux des sociétés Y et Z.
Sur la validité du brevet FR 997
Le brevet FR 997 concerne un procédé de préparation de BMCP qui est un intermédiaire de synthèse permettant l'introduction d'un radical cyclopropylméthylène sur un composé chimique, ce radical étant usuel dans les composés pharmaceutiques.
La partie descriptive du brevet précise que des procédés de préparation de BMCP sont décrits dans la littérature mais que ceux-ci engendrent la formation de produits secondaires non désirés qui conduisent non seulement à une baisse du rendement de la réaction, mais aussi à la nécessité de purifier le BMCP, ce qui représente une opération souvent difficile et coûteuse.
Le problème technique posé à l'homme du métier dans le brevet FR 997 est l'obtention d'un procédé de fabrication de BMCP avec un meilleur rendement, en évitant le plus possible la formation d'impuretés au cours du procédé.
Il n'apparait pas que l'homme du métier qui sait qu'un procédé de bromation fonctionne pour une molécule chirale (optiquement active) en déduit que ce procédé fonctionne avec une molécule non chirale tel le cyclopropylcarbinol.
Les revendications 1 à 15 du brevet FR 997 ne sont pas dépourvue d'activité inventive.
Sur la contrefaçon du brevet FR 997
La revendication 1 du brevet FR 997 est rédigée comme suit :
« Procédé de préparation de bromométhylcyclopropane comprenant une étape a) de réaction du cyclopropylcarbinol avec un complexe de triphénylphosphite et de dibrome ».
Les sociétés Y et Z contestent vainement l'utilisation du procédé breveté en soutenant que les composés sont différents, les conditions de mélange du triphénylphosphite et du dibrome dans le procédé qu'elle utilise conduisant selon elles à la formation de bromure de bromotriphénoxyphosphonium qui ne serait pas couvert pas le complexe de triphénylphosphite et de dibrome visé par la revendication 1.
Néanmoins, la description du brevet FR 997 prévoit que « généralement, le procédé selon l'invention comprend, avant l'étape a), une étape ') de réaction de dibrome avec du triphénylphosphite pour former un complexe de triphénylphosphite et de dibrome ».
Or, le mélange décrit par la revendication 1 couvre le bromure de bromotriphénoxyphosphonium qui est le produit de la réaction de dibrome avec du triphénylphosphite, l'homme du métier déduisant des termes de la revendication 1 que le complexe de triphénylphosphite et de dibrome se rapporte nécessairement à un composé actif permettant de favoriser la réaction de synthèse recherchée.
La reproduction des caractéristiques de la revendication 1 du brevet FR 997 est ainsi établie.
Les procès-verbaux de saisie-contrefaçon dressés dans les locaux de la société Z montrent que cette société utilise le procédé contrefaisant et offre, met dans le commerce et détient des produits (BMCP) obtenus directement par le procédé objet du brevet. De même, l'attestation du commissaire aux comptes de la société Z prouve que celle-ci a exporté le produit BMCP contrefaisant. Les faits de contrefaçon en raison de la fabrication, l'offre à la vente, la commercialisation et aussi l'exportation du BMCP par la société Z selon le procédé décrit au brevet FR 997 sont établis.
Selon le procès-verbal de constat dressé par huissier de justice sur un site internet édité par la société Y, le BMCP objet de la présente procédure est présenté sur ce qui participe donc à l'offre du produit contrefaisant et fait la promotion du site industriel où il est fabriqué, le site internet en cause disposant en outre d'un onglet « commander le produit ».
L'ordonnance entreprise sera confirmée en ce qu'elle a retenu la contrefaçon vraisemblable du brevet FR 997.
Sur l'action en revendication des brevets FR 166, WO 452 désignant le brevet EP 212 et US 452
La société Y a déposé le 6 janvier 2014 une demande de brevet français intitulée « procédé de fabrication de bromo méthyl cyclopropane et du bromo méthyl cyclobutane » publiée sous le 3 016 366 (FR 166).
La société Y a également déposé, sous priorité de la demande française, une demande internationale (PCT), pour donner lieu à une demande de brevet européen numéro n° EP 3 092 212 (EP 212) et une demande de brevet américain n° US 2016/0355452 (US 452).
L’invention répond au même problème technique que le brevet FR 997 dont est titulaire la société X par un procédé qui présente une solutions proche voire identique, celui-ci répondant aux objectifs de pureté et de rendement.
Il est établi par la société X qu'à la date du dépôt du brevet FR 166 par la société Y elle était en possession d'une invention renfermant tous les éléments techniques sur la base desquels le brevet revendiqué a été déposé.
Il ressort en outre des débats que M. [V] a été notamment directeur général délégué aux opérations et à la finance de la société X qu'il a quitté en septembre 2010. Il a fondé la société Y le 29 novembre 2012 et a été rejoint en mars 2013 par M. [T], ancien salarié de la société X. MM. [V] et [T] avaient accès aux informations stratégiques et notamment aux procédés de fabrication de BMCP et BMCB.
Les courriels échangés au cours du mois d'avril 2013 entre M.  [V] et M. [T] démontrent que les sociétés Y et Z étaient en possession d'informations stratégiques de la société X telles la liste de ses clients, les prix pratiqués ou les quantités de produits commandés, informations diffusées à plusieurs collaborateurs au sein de la société Z.
Aussi, il apparaît de l'ensemble de ces éléments que la société Y a déposé le brevet FR 166 en fraude des droits de la société X.
La soustraction de l'invention objet du brevet FR 166 à la société X est ainsi caractérisée.
Le jugement est en conséquence confirmé en ce qu'il a accueilli la demande de la société X en revendication du brevet FR 166 et de ses extensions, en ce qu'il a jugé que la société X se trouvait subrogée dans les droits de la société Y et ordonné le transfert de propriété des brevets.
Sur les mesures liées aux actes de contrefaçon
Ainsi que le fait valoir la société X, la masse contrefaisante pour déterminer le préjudice doit comprendre les ventes réalisées à l'étranger grâce aux exportations, les produits étant fabriqués en France au moyen du procédé breveté puis exportés.
Il ne peut être retenu la totalité des ventes réalisées par la société Z, la société X ne justifiant pas pouvoir réaliser l'ensemble de ces ventes en France comme à l'étranger alors que des sociétés concurrentes proposent également du BMCP. La cour retiendra 40 % des ventes réalisées par la société Z en France comme à l'étranger au titre du gain manqué.
Sur la réparation du préjudice lié au détournement du savoir-faire de la société X
L'article 1240 du code civil prévoit que tout fait de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Il est établi que la société X gardait secret le procédé de fabrication du BMCP et que c'est en raison des agissements fautifs liés à la divulgation dudit procédé par les sociétés Y et Z dirigées par deux de ses anciens dirigeant et salarié qu'elle a fait le choix de déposer le brevet FR 997 pour préserver ses droits sur ledit procédé.
La société X invoque un préjudice lié à la perte d'un avantage compétitif qu'elle tirait du caractère secret des procédés et justifie la somme réclamée par la perte du chiffre d'affaires attendu pour l'exploitation de ce procédé une fois le brevet tombé dans le domaine public.
Pour autant, le dépôt du brevet FR 997 confère à la société X un monopole d'exploitation de 20 ans et aucun élément ne vient conforter la thèse de la société X selon laquelle son procédé aurait une valeur commerciale équivalente en France comme à l'étranger à la date d'expiration de son brevet FR 997 en 2033.
Aussi c'est à juste titre que les premiers juges ont considéré que le préjudice en lien causal avec la faute commise par les sociétés Y et Z était un préjudice moral. Le jugement est également confirmé de ce chef.