Marque « Je suis Charlie » : le droit au secours de l'éthique

14.01.2015

Depuis l'attentat du 7 janvier 2015, l’INPI a reçu et rejeté plus de cinquante demandes d’enregistrement de marque « Je suis Charlie », slogan créé par un journaliste à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo.



Inspiré notamment des célèbres slogans « Ich bin ein Berliner » lancé par John Fitzgerald Kennedy le 26 juin 1963 et « Nous sommes tous Américains » suite aux attentats du 11 septembre 2001, le logo représente la phrase « Je suis Charlie » en blanc et gris sur fond noir sans autre élément graphique.  L'auteur a repris le logo de Charlie Hebdo pour le mot « Charlie » et la typographie du magazine pour les mots « Je suis ».

Dans les heures qui ont suivi l’attentat, « Je suis Charlie » a été repris  sur les réseaux sociaux par plusieurs millions de personnes. Ce slogan est devenu un cri de rassemblement mondial, symbole de la compassion et du soutien de la population aux victimes des attentats et de défense de la liberté de la presse. 

Il a également été repris dans toutes les langues à l’occasion des manifestations de soutien organisées dans les jours suivants à travers le monde.

Face aux tentatives d’appropriation mercantile de ce slogan, l’INPI a déclaré que l’Office rejetterait toutes les demandes de marques « Je suis Charlie », ce slogan  ne répondant pas au critère de caractère distinctif : « ce slogan ne peut pas être capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité ».

Cette décision est bien fondée sur le plan juridique.

S’agissant de la protection d’un slogan à titre de marque, l’article L711-1 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que peuvent constituer une marque « les assemblages de mots ». Néanmoins, les slogans doivent répondre aux mêmes exigences que toute autre marque et notamment posséder un caractère distinctif propre. 

L’on rappellera simplement ici que pour être valable, une marque doit être distinctive c’est-à-dire selon les dispositions des articles L711-1 et L711-2 a) et b) du Code de la propriété intellectuelle, qu’elle ne doit pas être la désignation « nécessaire, générique ou usuelle » dans le langage courant ou professionnel du produit ou du service. De plus, le signe en cause ne doit pas être descriptif du produit ou du service, de sa nature, de sa destination ou de sa qualité. 

Ainsi, la distinctivité d’un signe s’apprécie toujours in concreto eu égard aux produits/services visés dans l’acte de dépôt.

Cette condition de distinctivité découle de la fonction de garantie d’origine de la marque issue de l’interprétation de l’article 2 de la Directive communautaire n°2008/95/CE du 22 octobre 2008. Selon ce texte, un signe constitue une marque valable à condition qu’il soit propre : « à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises ».

Sur le plan communautaire, l’OHMI se montre particulièrement sévère quant à l’appréciation du caractère distinctif des slogans publicitaires. A titre d’exemple, les slogans « Passion for wood » pour des matériaux de construction, « Leave an impression » pour des services de bars, de divertissement et de publicité, « Religieuse de Rêve » pour des pâtisseries ont été refusés à l’enregistrement. 

L’OHMI considère en effet que le public perçoit ces expressions comme des messages à caractère publicitaire visant à souligner les aspects positifs des biens et services plutôt que comme des signes permettant d’identifier les biens et services eux-mêmes. 

Néanmoins, la Cour de Justice a pu considérer dans une affaire opposant Audi à l’OHMI  à propos de l’enregistrement du slogan « Vorsprung durch Technik » (« L’Avance par la Technologie ») que le simple fait qu’une marque puisse être perçue par le public comme une formule promotionnelle n’était pas en soi suffisant pour conclure à son absence d’indication d’origine (CJUE, 21 janvier 2010, C-398/08).  

En l’espèce, si le slogan véhicule un message objectif « selon lequel la supériorité technique permet la fabrication et la fourniture de meilleurs produits et services », la marque peut néanmoins être apte à indiquer au consommateur l’origine commerciale des produits et services en cause. 

La Cour a ainsi considéré que le slogan témoignait d’une certaine originalité et prégnance, facilement mémorisable par le consommateur et, d’autre part, le public s’était habitué depuis de nombreuses années à établir un lien entre ce slogan et les produits de la société Audi.

Sur le plan national, l’INPI se montre traditionnellement plus souple. Il a par exemple accepté les enregistrements suivants : « Le monde sans fil est à vous » pour des services de téléphonie, « Quoi de plus naturel » pour des produits laitiers, « Vous avez le droit » pour des magazines et produits de l’imprimerie.

En l’espèce, l’INPI a déclaré qu’elle rejetterait d’emblée toutes les demandes de marques « Je suis Charlie » pour défaut de distinctivité considérant que ce slogan ne pouvait : « pas être capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité ».

Cette appréciation « in abstracto » et « a priori » de la distinctivité du slogan litigieux peut paraître surprenante dans la mesure où traditionnellement, l’appréciation de la distinctivité d’un signe fait l’objet d’une analyse au cas par cas et in concreto eu égard aux produits et services visés par la demande de marque.

Ainsi, toutes les demandes de marques « Je suis Charlie » devraient être rejetées quels que soient les produits et services désignés par le dépôt.

L’INPI justifie cette prise de position en considération du défaut de distinctivité du slogan ne pouvant être capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité.

En effet, à l’inverse des slogans publicitaires susvisés créés par les acteurs économiques en relation avec leur offre de produits/services et connus comme tels, le slogan « Je suis Charlie » n’a pas été créé ni été utilisé par un acteur économique dans un but marchand, en relation avec une offre commerciale. 

Au contraire, le slogan « Je suis Charlie » a été créé en réaction à un événement d’actualité détaché de toute considération mercantile et utilisé par plusieurs millions de personnes comme symbole du soutien aux victimes des attentats contre Charlie Hebdo et de défense de la liberté de la presse.

En effet, pour la collectivité, ce slogan est désormais (exclusivement) symbolique de ces événements et de la liberté de la presse. Par conséquent, quels que soient les produits/services visés par les demandes de marques « Je suis Charlie », ce slogan sera dépourvu de caractère distinctif. Dans l’esprit du public, « Je suis Charlie » sera d’emblée exclusivement associé aux attentats contre Charlie Hebdo et symbolique de la liberté de la presse.

Ainsi, c’est sa large utilisation par la collectivité en liaison avec les événements susvisés qui fait d’emblée obstacle à la distinctivité du slogan « Je suis Charlie ». 

Ce slogan doit donc rester libre de droit et faire partie du domaine public comme le souhaitait d’ailleurs son créateur.