TJ 16/16346

27.01.2023

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE PARISJUGEMENT rendu le 25 octobre 2022, 3ème chambre, 3ème section, N° RG 16/16346 - N° Portalis 352J-W-B7A-CJFUG



La société X est la titulaire du brevet européen désignant la France EP 1 304 002 (ci-après "EP'002").
Le 15 novembre 2019, la société X a déposé auprès du directeur de l'INPI une requête en limitation de la partie française du brevet EP'002, laquelle a été acceptée par une décision du 8 janvier 2020.
La société Y est l'un des principaux opérateurs de télécommunications en France. Elle propose depuis juin 2012 à ses clients le service "Auto Connect WiFi" qui leur permet d'accéder aux box de son réseau utilisées comme "hotspots" (points d'accès).
Soupçonnant la reproduction, par le service "Auto Connect WiFi" et les "box" de cette société, de la partie française du brevet EP' 002, la société X a pratiqué, sur autorisation, une saisie-contrefaçon dans les locaux de la société Y. Par acte d'huissier délivré le 14 novembre 2016, la société X a fait assigner la société Y en contrefaçon de la partie française du brevet EP 1 304 002.
Pour constater qu'une personne offre un produit à la vente, l'huissier, qui ne peut entrer dans le magasin ni procéder lui-même à l'achat, doit faire appel à un tiers qui est à la fois disposé à procéder à cette démarche et est en même temps indépendant de la partie requérante ; autrement dit un tiers qui n'a aucun intérêt à l'obtention de la preuve recherchée mais qui pourtant est prêt à y concourir. Il est évident qu'un tel concours a peu de chances d'être gratuit, sa gratuité même étant susceptible de faire douter des motifs réels et donc de l'indépendance de celui qui s'y prête.
Dans ce cadre, l'acheteur juridiquement et économiquement indépendant de la partie requérante ne perd pas cette indépendance du seul fait qu'il est un auxiliaire professionnel. Tel est le cas de l'acheteur au cas d'espèce, dont il est constant qu'il ne travaille pas même occasionnellement pour la société X ni pour son avocat, et dont seul est critiqué le fait qu'il soit un professionnel rémunéré (pour effectuer ces achats). La nullité n'est donc pas encourue du chef de l'absence d'indépendance du tiers acheteur.
La demande en nullité des constats est rejetée.
L'invention concerne l'organisation du chiffrement des données échangées dans des systèmes de télécommunication sans fil et notamment dans des réseaux locaux sans fil (Wireless Local Area Network ou WLAN par opposition au réseau local LAN connecté au moyen d'un câble ethernet).
L'objet de l'invention est de fournir une nouvelle méthode pour créer des clés à utiliser pour le chiffrement des données échangées dans un réseau local sans fil et permettant l'usage des clés dans le chiffrement de manière à éviter les problèmes de stockage de clés de chiffrement de données dans les différents terminaux.
Le brevet se compose de 15 revendications dont seules sont opposées les revendications 1, 11 et 14.
La société Y soutient qu'en ajoutant à sa revendication 1 une caractéristique isolée, dans une hypothèse où l'homme du métier ne pouvait déduire de la demande telle que déposée que cette caractéristique pouvait être envisagée indépendamment d’autres caractéristiques non présentes dans la revendication 1, la société X a étendu de manière inadmissible la protection qui s'attache au brevet EP 002. Elle soutient plus particulièrement qu'il s'agit d'une généralisation intermédiaire par isolement d'une caractéristique que la demande présente comme inextricablement liée à une ou plusieurs autres, ce qui est interdit.
La société Y précise encore que l'ajout de cette caractéristique ne vise qu'à s'écarter de certains documents de l'art antérieur et tenter ainsi d'échapper à la nullité de son titre, déjà prononcée par les juridictions allemandes.
La Grande Chambre de recours de l'OEB a énoncé, dans la décision G 1/93, que :
"9. En ce qui concerne l'article 123(2) CBE, il est clair que l'idée sous-jacente de cette disposition est d'interdire à un demandeur de conforter sa position par l'ajout d'un élément non divulgué dans la demande telle qu'elle a été déposée, ce qui lui procurerait un avantage injustifié et pourrait porter préjudice à la sécurité juridique des tiers se fondant sur le contenu de la demande initiale. (...)"
La jurisprudence des chambres de recours techniques soumet en outre la pratique dite de la "généralisation intermédiaire", qui consiste à puiser des caractéristiques isolées dans un ensemble de caractéristiques divulguées à l'origine uniquement de façon combinée, à des conditions strictes :
"3.2 Selon la jurisprudence établie, il n'est normalement pas permis de fonder une revendication modifiée sur l'extraction de caractéristiques isolées à partir d'un ensemble de caractéristiques initialement divulguées uniquement en combinaison, par exemple un mode de réalisation spécifique dans la description. Une telle modification aboutit à une généralisation intermédiaire, en ce sens qu'elle limite davantage l'objet revendiqué, mais vise néanmoins une combinaison non divulguée de caractéristiques plus large que celle de son contexte initialement divulgué. Elle n'est justifiée qu'en l'absence de relation fonctionnelle ou structurelle clairement reconnaissable entre les caractéristiques de la combinaison spécifique, et si la caractéristique extraite n'est donc pas inextricablement liée à ces caractéristiques." (Décision T 1944/10 du 14 mars 2014)
Le critère pertinent est celui de la perception de l'homme du métier. Celui-ci ne doit recevoir, après modification, aucune information non déductible, directement et sans ambiguïté, de la demande telle que déposée initialement :
"En d'autres termes, une généralisation intermédiaire n 'est admise en vertu de l'article 123(2) CBE que si l'homme du métier reconnaîtrait sans aucun doute dans la demande telle que déposée que les caractéristiques tirées d'un mode de réalisation détaillé n'étaient pas étroitement liées aux autres caractéristiques de ce mode de réalisation et appliquées directement et sans ambiguïté au contexte plus général. La question de savoir si l'homme du métier reconnaîtrait ou non que certaines caractéristiques (...) ne sont pas essentielles (...) ou s'il se rendrait compte que d'autres configurations sont connues, n'a pas d'importance pour déterminer ce qui est divulgué directement et sans ambiguïté par la demande initiale." (Décision T 2489/13 du 18 avril 2018)
L'homme du métier est un ingénieur spécialiste des technologies de communication mises en œuvre dans les réseaux de téléphonie mobile.
En l’espèce, l'homme du métier perçoit la caractéristique comme inextricablement liée à l'utilisation d'un algorithme, ainsi qu'à l'étape essentielle qui la précède non divulgués dans la revendication 1. Il importe peu que l'homme du métier, par ses connaissances générales, sache que d'autres modalités soient possibles, dès lors qu'il ne peut, à la lecture de la demande de brevet telle que déposée, considérer que ce dernier entende revendiquer ces autres modes de réalisation possibles.
Il en résulte que l'ajout de la caractéristique réalise une généralisation intermédiaire interdite constitutive d'une extension de la protection s'étendant au-delà du contenu de la demande telle que déposée, qui justifie de déclarer nulles les revendications opposées 1, 11 et 14 du brevet EP' 002.
Il est en outre constamment jugé que la divulgation à la clientèle d'une action en contrefaçon n'ayant pas donné lieu à une décision de justice constitue un dénigrement fautif. La société X a fait paraître sur son site internet le communiqué suivant : "Aujourd'hui la société X a engagé une action en contrefaçon contre la société Y devant le tribunal de Paris.").
La révélation de l'engagement de cette action en contrefaçon jette le discrédit sur un opérateur économique alors même qu'elle ne repose sur aucune base factuelle, aucune décision judiciaire n'étant intervenue au moment où elle est divulguée. Un tel comportement est indiscutablement fautif et justifie la condamnation de la société X à payer à la société Y des dommages-intérêts en réparation du préjudice d'image.